Au sujet de l'auteur
Luc D'hooge
Head of Emerging Markets Bonds, Senior Portfolio Manager
Plus d'articlesControverses ESG : l’exemple des Philippines
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Lorsque les investisseurs intègrent les critères ESG à leur processus d’investissement, leur réflexion porte souvent sur les entreprises avant tout, mais ce serait oublier que derrière chaque entreprise se cache un pays, une entité souveraine. La façon dont un pays est gouverné détermine en effet le milieu dans lequel les entreprises évoluent. Par conséquent, l’analyse ESG au niveau géographique devrait faire partie intégrante du processus de tout gestionnaire d’investissement.
En tant que gestionnaire de dette émergente spécialisé dans les emprunts d’Etat libellés en devises fortes, nous accordons une place centrale aux pays dans le cadre de notre analyse. La définition et le cadre de l’investissement ESG se précisent progressivement au fil des années. Tout investisseur s’intéressant à la dette émergente devrait en faire un incontournable de sa stratégie. La gouvernance (la lettre « G » du sigle « ESG ») joue notamment un rôle crucial.
De nombreux investisseurs utilisent des critères d’exclusion dans le cadre de leurs placements, afin d’éviter les pays ou les émetteurs qui ne répondent pas à des critères de sélection ESG prédéfinis. Si l’exclusion constitue à n’en pas douter une stratégie valable, elle exclut cependant les pays ou les émetteurs dont le profil ESG s’améliore. Or, ce sont précisément les retardataires susceptibles de devenir des leaders qu’il conviendrait selon moi de récompenser et d’encourager. Mais que se passe-t-il lorsqu’un pays fait un faux pas en matière d’ESG ? Comment les investisseurs actifs doivent-ils y réagir ?
A titre d’illustration, penchons-nous sur un cas ESG négatif et sur l’attitude à adopter par un investisseur en emprunts d’Etat émergents face à ce dernier.
Les pays du monde entier ont chacun dû prendre des décisions pour lutter contre la propagation du coronavirus, dans la mesure où une pandémie hors de contrôle a le potentiel de ravager l’économie d’un pays, en perturbant la logistique, l’emploi ou encore le commerce. Les Philippines, qui comptent parmi les grandes économies émergentes avec une population de près de 110 millions d’habitants, n’ont pas fait bonne figure dans la lutte contre la pandémie.
Sustainalytics, une agence qui classe les pays et les entreprises en fonction de leur profil ESG, considère désormais l’« exposition aux controverses » des Philippines comme « élevée », du fait de la mauvaise gestion de la crise par le gouvernement du pays en comparaison de ses voisins de l’ASEAN, ce qui se traduit par une situation sanitaire précaire et un plus lourd tribut économique.
Depuis que Rodrigo Duterte a accédé à la présidence le 30 juin 2016, sa politique intérieure, très controversée, s’est concentrée sur la lutte contre la drogue, le crime et la corruption, tout en cautionnant les exécutions extrajudiciaires de consommateurs de drogue présumés et autres criminels. En octobre 2020, la guerre contre la drogue avait fait 5.800 morts et conduit à 256.000 arrestations. Depuis son élection en 2016, les politiques du président ont suscité de vives critiques, notamment de la part des Nations Unies et d’Amnesty International.
Selon MSCI, du point de vue de la gouvernance, le pays est perçu comme présentant un risque moyen en ce qui concerne le niveau de démocratie et la liberté de la presse, et un risque élevé en ce qui concerne l’état de droit et la corruption.
Avant l’apparition de la COVID-19, l’économie philippine enregistrait une croissance annuelle d’environ 6% (selon la Banque mondiale) et le poids de la dette publique représentait 42% du PIB du pays, soit un niveau inférieur à la médiane mondiale (47%*).
Alors que le gouvernement (ou plutôt le président) se concentrait sur la guerre contre la drogue (selon la Banque mondiale), la trajectoire de croissance économique était étayée par des réformes importantes telles que la « loi sur la facilité de faire des affaires » et la « loi sur la tarification du riz », ainsi que par des changements axés sur la réduction de la pauvreté et les investissements dans les infrastructures publiques.
Jusqu’à présent, la gestion de la pandémie et le règne souvent considéré comme autocratique du président n’ont pas eu d’impact significatif sur la perception par le marché du risque de crédit des obligations d’Etat en circulation (libellées en devises fortes) par rapport à leurs homologues de qualité investment grade et asiatiques (comme le montre le graphique ci-dessous).
Il existe à nos yeux un risque considérable que le manque de réactivité en matière de lutte contre la pandémie et de soins médicaux ait des répercussions sur l’économie et entraîne par conséquent une pression à la baisse sur les obligations du pays.
Dès lors que ces controverses ne sont pas résolues, la situation actuelle du pays ne se prête selon nous guère aux opportunités d’investissement tactique, car les prix des obligations ne semblent pas tenir compte des risques ESG exacerbés par la pandémie, ni du leadership autoritaire du président Rodrigo Duterte.
Les élections de mai 2022 pourraient cependant s’accompagner de quelques opportunités. Les Philippines conservent un potentiel certain pour les investisseurs obligataires, mais il serait bénéfique que le prochain gouvernement favorise explicitement une gouvernance plus durable. Le pays se doterait ainsi d’un profil ESG plus solide, offrirait de meilleures conditions de vie à ses habitants et, par conséquent, jetterait les bases d’une croissance à long terme durable, attirant par la même occasion les investisseurs.
*MSCI, Sustainalytics, au 30/10/2020.
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